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Affaire Depardieu : les hallucinés du Nouveau Monde

Ce que nous apprennent les dernières grandes crises sociales depuis quelques temps, c’est la difficulté pour la révolution morale moderne de se réaliser proprement. La grande affaire de fin d’année, l’affaire Depardieu (qui est devenue une affaire d’État), dans sa forme à la fois grotesque et démesurée, comme dans le fond, peut tout à fait nous rappeler une remarque de Marx, que j’énonce ici par pur cynisme et ironie : « L'histoire se répète, d'abord comme une tragédie, puis comme une farce. » Cette tribune a paru dans le site du magazine Entreprendre et dans le n°97 du Journal de France.

Or, si précisément cette phrase nous éclaire, c’est parce qu’il y a quelque chose de tragi-comique dans ce nouveau type de cabale médiatique et populaire, violente et hargneuse, tout en se parant des plus belles vertus. J’ai réalisé deux courtes analyses sur le sujet et je ne reviendrai pas dessus[1]. Ce qui m’intéresse à présent, c’est le fond du problème : précisément l’intention de passer d’un monde ancien (aujourd’hui honnis) pour entrer dans un monde nouveau. L’ancien étant considéré comme trop inhumain et inégalitaire. Soit ! Jusqu’ici, rien de bien négatif.

Le problème se pose pourtant autrement, un peu comme indicateur peut-être, au moment même où l’on lit les noms des signataires d’une contre-tribune attaquant clairement Depardieu, paru le 31 décembre 2023 dans Médiapart, intitulée « Depardieu – Adresse au vieux monde », et dont l’objet n’est rien de moins que de renvoyer l’homme artiste au pur « mâle prédateur » sans autre forme de procès : dans un texte plein de ressentiment et de moraline dénonçant « l’Ancien Monde », on y trouve autant de sexagénaires parmi les signataires que dans la tribune défendant l’acteur : Alexandra Lamy, Muriel Robin, Eva Ionesco, Corinne Masiero, Alice Belaïdi, Waly Dia, Fauve Hautot, Anouk Grimbert, Fanny Cottençon, Anne Roumanoff, Lio, Isabelle Broué, Mireille Perrier, Claire Tran, Clara Morgane, Céline Salette, Anna Mouglalis, Sam Karmann, Marie-Armelle Deguy, Alex Lutz, Laure Calamy, Florence Thomassin…

Le « Nouveau Monde » sent l’ancien à plein nez : pas d’impunité (pour les mâles) dans un monde d’impunités. Restons toutefois courtois, et reconnaissons qu’il n’y a aucun problème à désirer un nouveau monde, même si l’on a allègrement profité des largesses de l’ancien. Le vrai problème, c’est la nouvelle morale à laquelle ces personnes se rapportent pour justifier leur colère. Et cela rappelle d’emblée deux propos de Nietzsche tirés de Par-delà Bien et Mal : « Il y a une exubérance dans la bonté qui ressemble à de la méchanceté. » et « Il n’y a pas de phénomènes moraux, rien qu’une interprétation morale des phénomènes. » C’est donc pour éviter de trop vaines polémiques que je vais aller directement au problème réel que pose cette hystérie collective bien française : comment penser la morale depuis l’émergence en France des théories woke ?

Là où ces gens demandent un changement de monde, ils devraient demander plutôt un changement de paradigme. Mais non, ils veulent une révolution ! Ils veulent déplacer les pôles du pouvoir. Certes, il y a eu de grandes révolutions dans l’histoire. Mais la révolution woke n’est pas une révolution. Ce serait plutôt une contre-révolution. D’abord, c’est une révolution misandre : si Depardieu n’est épargné par personne (ou presque, puisqu’ils se sont rétractés dans leur quasi-totalité) c’est parce qu’il est un homme, digne représentant du mâle dominant d’alors, mais c’est aussi une révolution raciste, puisqu’à la dénomination mâle dominant, il faut bien sûr ajouter sa couleur de peau.

On attaque là l’impérialisme blanc. Je ne connais évidemment pas toutes les raisons qui ont conduit ces 8000 pétitionnaires à signer la contre-tribune à la tribune qui demandait à ce qu’on laisse la justice juger des viols supposés dont se serait rendu coupable l’acteur (si tout cela est bien allégué par la justice française en qui on peut tout à fait faire confiance). En réalité, la cabale est morale et orientée. Si l’indigénisme, l’islamo-gauchisme, la « cancel culture » et le wokisme sont de purs fantasmes pour une partie des intellectuels français et étrangers[2], force est de constater que le courant à la mode aujourd’hui est l’effacement des artistes, et de leurs œuvres, qui se seraient rendus coupables de griefs (autrefois, on disait des péchés) prohibés désormais par le nouvel ordre moral sévissant chez nous. Ce qui l’on appelle le « Nouveau Monde » ne relève de rien d’autre donc que de vieilles lunes chrétiennes mal digérées. J’imagine que certains lecteurs liront cette tribune en diagonale, car on a désormais, ni le temps ni la patience d’écouter une voix qui dit le contraire de ce que l’on veut entendre.

Le débat devenant impossible dans un monde qui s’imagine défendre un Bien absolu, non-attaquable, non réductible à la critique ou quelconque contestation. Mais Philippe Muray nous avait averti dans les années 1990 sur le sujet : « L’Empire du Bien reprend sans trop les changer pas mal de traits de l’ancienne utopie, la bureaucratie, la délation, l’adoration de la jeunesse à en avoir la chair de poule, l’immatérialisation de toute pensée, l’effacement de l’esprit critique, le dressage obscène des masses, l’anéantissement de l’Histoire sous ses réactualisations forcées, l’appel kitsch au sentiment contre la raison, la haine du passé, l’uniformisation des modes de vie » (L’Empire du bien). On lit dans ces lignes, la naissance de la nouvelle conscience morale. Là, encore, je sais combien ces mots seront portés à mon discrédit, et dans une autre époque, à un autre lieu, ces propos m’auraient valu le bûcher…

Aujourd’hui que nous nageons en pleine farce romantique, j’aurais droit à quelques quolibets au passage, envoyés par quelques nervis. Rien de bien méchant ! Et pourtant, cette période est effrayante, et les hallucinés du Nouveau Monde très inquiétants, avec ses procès expéditifs, ses pudibonderies et ses multiples réécritures des classiques aux contenus jugés offensants par des sensitives readers (lecteurs sensibles), ce à quoi l’on a envie de répondre, avec l’acteur américain Tom Hanks : « Laissez-moi décider de ce qui m’offense et de ce qui ne m’offense pas. »[3]

Mais reprenons. Dans cette cabale, on trouve à la fois un résidu de morale chrétienne mal digérée et de christianisme inversé : la « Chute de l’ogre » (je m’inspire d’un titre bien connu) est due à cette une nouvelle faute originelle, tout à fait contemporaine, et marquant les prémisses de ce Nouveau Monde. Ces mots grossiers prononcés par l’innommable : « Chatte », « Moule », « Clito », « J’ai une poutre dans le caleçon ! », « Petite chatte poilue », et surtout, « Fifille ». Sans les viols supposés (la justice pourra rendre un non-lieu ils seront toutefois imputables à l’ogre car il représente le pouvoir du mâle dominant, celui que l’on doit absolument faire tomber de son piédestal pour le remplacer par un pouvoir plus doux car féminin et féministe). Pour cela on se sert de deux outils : la culpabilisation et le châtiment (qui sera ici l’effacement – RTS, chaîne suisse, a déjà annoncé qu’elle ne diffuserait plus de films avec Depardieu dans le rôle principal, les autres j’imagine suivront).

Le bannissement du groupe social et la mise à mort de la bête participent d’une socialisation de l’homme avec pour conséquence espérée une répression totale des pulsions agressives. Nietzsche, à propos du christianisme, avait déjà dénoncé un système de répression analogue, fondé sur la crainte et l’autorégulation de ses tendances agressives, grâce à la peur de la sanction. C’est donc une police de la pensée que les hallucinés du Nouveau Monde souhaitent mettre en place, grâce à l’exemple symbolique d’un vrai phénomène cinématographique devenue phénomène sociétal, et qui a la dimension d’un Harvey Weinstein, ce qui mettrait la France au même rang que les États-Unis, pour peu que la manœuvre marche. Parce que soyons clair : à l’heure actuelle, Depardieu s’est commis par des mots graveleux, et n’a encore été condamné par la justice dans aucune affaire.

Il suffit pourtant d’un mot pour qu’il soit rangé au rang de pédophile, quelques plaintes encore non jugées pour que le tribunal populaire le condamne pour viol. Mais là encore, on peut saluer l’esprit visionnaire de Philippe Muray, écrivant dans son œuvre majeure : « Le Bien a vraiment tout envahi ; un Bien un peu spécial, évidemment, ce qui complique encore les choses. Une Vertu de mascarade ; ou plutôt, plus justement, ce qui reste de la Vertu quand la virulence du Vice a cessé de l’asticoter.

Ce Bien réchauffé, ce Bien en revival que j’évoque est un peu à l’« Être infiniment bon » de la théologie ce qu’un quartier réhabilité est à un quartier d’autrefois, construit lentement, rassemblé patiemment, au gré des siècles et des hasards ; ou une cochonnerie d’« espace arboré » à de bons vieux arbres normaux, poussés n’importe comment, sans rien demander à personne ; ou encore, si on préfère, une liste de best-sellers de maintenant à l’histoire de la littérature. »

J’imagine que je prêche des convertis. Les autres considéreront que mon texte est trop récationnaire, (si l’on défend Depardieu l’on ne peut être que mauvais !), qu’il n’est pas assez concis, il ne fait pas la longueur d’un tweet en effet, qu’il sent la France rance, etc. Je sais aussi que l’on ne peut plus rien dire dans cette affaire, sinon approuver ; accepter ou se mettre en marge de la société des bonnes gens. Muray encore : « l’avenir de cette société est de ne plus pouvoir rien engendrer que des opposants ou bien des muets. » On est pourtant là dans une réduction du champ de la réalité. Car le moralisme contemporain n’est pas comme le christianisme, « un doux moralisme », si l’on suit la formule de Nietzsche, c’est un moralisme cruel, aveugle, sans partage : si vous n’êtes pas avec nous, c’est que vous êtes contre nous.

Le mode opératoire est binaire. Sa méthode est la culpabilisation systématique. Si la damnation était jadis dans l’après-vie, depuis la mort de Dieu, elle sera dans cette vie-ci : la menace de l’enfer devenant condamnation à l’enfer, celle des bibliothèques pour les uns, des cinémathèques pour les autres, et ceux qui auront fauté, on rayera leur nom, on les vouera aux gémonies, et les gens viendront cracher sur leur tombe. C’est précisément ce que l’on peut appeler la dramatisation post-chrétienne du Nouveau Monde. Tandis que l’Ancien Monde croyait au tragique et se préparait à la souffrance et à la mort, le Nouveau Monde croit dans la justice immédiate et expéditive, dans l’annulation de ce qui blesse et de ce qui brime, dans l’ange sans la bête, dans la pureté sans le danger de la pureté, dans l’homme sans l’homme…

Ce territoire étrange et terrifiant, soyez vigilant, nous y entrons tout droit, et cette affaire en est le révélateur. Tout comme nous entrons tout droit dans « l’âge du sucre sans sucre, des guerres sans guerre, du thé sans thé » (Muray, encore !) C’est ainsi que l’on trouve dans cette randonnée woke, une dimension bien religieuse, qu’il s’agit de parfaitement appréhender : les hallucinés, au sens latin du mot hallucinatus, divaguer, n’ont plus la foi en un autre monde, un monde supérieur où l’on y vivrait chacun le jugement dernier. Ils croient désormais en la culpabilité et le châtiment dans ce monde-ci. Ces êtres prétendument éveillés, – drôle d’inversion des valeurs, réduisant l’éveil d’un homme quasi-divin se tenant loin du monde et de son tumulte, comme Bouddha par exemple, à la légitimation de revendications tout à fait ordinaires et normales émanant d’une masse de gens plongés dans les illusions et les souffrances qui affligent le commun des mortels[4].

Car ce wokisme, venu d’Outre-Atlantique et qui sème la zizanie et la discorde chez nous, est avant tout un outil de coercition, « un paravent idéologique » pour reprendre le terme de Christopher Mott, qui a signé un excellent texte dans le Monde diplomatique de janvier 2023[5], et qui conclut sa longue et brillante analyse de ces grandes puissances habillant leurs « ambitions stratégiques de considérations vertueuses à portée universelle : le droit des peuples, la défense de la liberté, la civilisation », par ces quelques mots : « On peut déjà parier que, si ce paravent idéologique qui permet aujourd’hui de justifier des politiques extérieures agressives et des interventions militaires en terrain étranger cesse d’être jugé fonctionnel, il sera à son tour promptement remplacé par une autre rhétorique. Et le cycle recommencera. » Ainsi, ces « éveillés », qui sont certainement pour une part dans l’égarement, seront bien sonnés lorsqu’ils auront cassé toutes leurs idoles, et qu’on leur demandera de faire volte-face et machine arrière. Mieux que l’éveil, l’esprit critique et le discernement. C’est tout ce que l’on peut leur conseiller.

Je me permets toutefois d’apporter à cette tribune une dernière note en guise de post-scriptum : nous n’avons été guère nombreux à nous exprimer publiquement dans la presse en défense de l’artiste, de l’œuvre, ou peut-être même de l’homme[6]. Une telle omerta est de plus en plus inquiétante, mais pas étonnante. Depuis 2020, la crise sanitaire, les masques et les vaccins, j’ai constaté qu’il ne faisait pas bon vivre du mauvais côté du manche. Certains, même, se parent des plus hautes vertus pour avoir le plaisir de vous persécuter. « Tous ne sont que des hommes », disait Simenon à propos de ses personnages. D’autres aujourd’hui rêvent d’être des surhommes. Je crains qu’ils n’en viennent qu’à inventer des sous-hommes et des parias. Triste époque…

gérard depardieu,metooParu dans Journal de France, n°98, février 2024.

 

 

 

 

 

 

 


[1] « Depardieu, un corps rabelaisien au pays des Woke » et « L’affaire Depardieu. Que la bête meurt ! », dans le site d’Entreprendre.
[2] Voir à ce propos un article très significatif dans une revue belge : « Le wokisme, la nouvelle panique morale à la mode » de July Robert in La Revue Nouvelle 2022/8 (N° 8), pp. 5-7.
[3] Voir ma tribune signée avec le philosophe Emmanuel Jaffelin, « Le wokisme et la cancel culture veulent-ils la mort de notre civilisation ? », publiée le 23 mai 2022 dans le site Entreprendre.
[4] Voir à ce propos mon texte : « Le peuple des égarés » préface à Robert Jacquot, Où l’on se surprend être rien parce que tout est conscience, Paris, Les éditions La Bruyère, 2023
[5] « Les noces de la guerre et de la vertu » in Le Monde diplomatique, janvier 2023, pp. 22-23.
[6] Je n’ai d’ailleurs qu’une seule tribune en tête, hormis celle signée par 60 artistes et publiée dans le Figaro : « Affaire Depardieu, la revanche des minables Ce n’est pas lui qui a changé, c’est le monde… » d’Yannis Ezziadi, considéré depuis comme un acteur d’extrême droite, (comme c’est commode !) et publiée dans le magazine d’Elizabeth Lévy, Causeur, le 3 janvier 2024.

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