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Vera lux Foucault

C’est le quarantième anniversaire de la mort de Michel Foucault. L’occasion pour l’écrivain Vincent Petitet de faire la lumière sur l’œuvre et la pensée d'un des grands intellectuels de la deuxième moitié du XXème siècle en 50 pages. Mon compte-rendu paru dans Le Contemporain.

Capture d’écran 2024-10-23 à 07.30.31.png« Le vingt-cinq juin 1984. Michel Foucault meurt à 55 ans. « 1984 » : un roman de George Orwell. Foucault s’efface. »[1] C’est ainsi que se termine un court récit sur Foucault, intitulé sobrement Michel Foucault en son Escurial (Éditions du Vol à voile, 2024), écrit et publié quarante ans après sa disparition. Un « essai poétique » que Vincent Petitet nous offre très généreusement. Essai poétique ou poétique de l’essai, ce récit aussi court que dense nous balade dans le musée imaginaire de ce philosophe de la seconde moitié du XXe siècle, qui se battait, à travers ses ouvrages, (tous des classiques aujourd’hui !) contre les normes et la normativité de l’individu dans une société de contrôle.

 

La voix du Maître

 

En 1986, Gilles Deleuze démarre son étude sur Michel Foucault par ces mots : « Un nouvel archiviste est nommé en ville. Mais est-il à proprement nommé ? »[2] Le professeur de Nanterre raconte l’arrivée fracassante de cet archéologue du savoir dans le petit monde feutré de la philosophie. Honnis, attaqué, blâmé, dénoncé, la haine se répand de toutes parts. Tout commence donc comme dans un récit de Gogol, ou pis, de Kafka, écrit encore Deleuze. Le nouvel archiviste se fait cartographe des strates et plis de la société, comme de la mort de l’homme. Il se fait territorialiste d’un non-territoire, et topologue d’un penser autre. Il se fait découvreur des stratégies du pouvoir, des divers enfermements. De l’objet discursif à la discursivité des objets, « des appareils anti-masturbatoires pour enfants jusqu’aux mécanismes des prisons » écrit encore Deleuze[3], Foucault est ce penseur du dehors qui déplisse les dedans de la pensée. Cette idée profonde, pour ne pas dire, cette profonde idée, on la retrouve dans le texte de Vincent Petitet.

L’auteur de ce court essai nous raconte une double histoire. Celle du palais-monastère de l'Escurial, que l’on trouve à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de Madrid. Précisément ce centre névralgique d’une des plus grandes puissances politiques et militaires du XVIe siècle : l'Espagne. Le fils de Charles Quint, Philippe II, l’occupera en « bureaucrate ». C'est même de cet Escurial qu'il gouvernera ses États. À ce propos d’ailleurs, l'historien Henri Hauser dira : « Ce fut la vraie capitale des Espagnes, pour ne pas dire le centre de l'Univers où de tous les coins du monde les fils se croisent dans ce petit cabinet de l'Escurial. »[4] Cet Escurial, c’est le Panoptique de Surveiller et punir[5], que l’on peut définir, à la suite de Deleuze, comme « la pure fonction d’imposer une tâche ou une conduite quelconques à une multiplicité d’individus quelconque, sous la seule condition que la multiplicité soit peu nombreuse, et l’espace limité, peu étendu »[6]. Cette intuition, Vincent Petitet la retrouve dans le tableau des Ménines peintes par Diego Vélasquez en 1656, et que Michel Foucault place en début de son grand ouvrage Les Mots et les choses[7], et qui raconte la grande fracture culturelle à venir. Celle que Maurice Clavel analysera bien plus tard comme la fracture de la révolution de Mai 68.

Mais c’est aussi l’histoire de deux hommes : Philippe II et Michel Foucault. L’un est positiviste. L’autre est sceptique. Le premier se dit être la Loi, donc la Vérité. Le second doute que la Vérité puisse jaillir d’un mortel. Entendez les choses un peu autrement : Philippe II incarne la normalisation. Il est le Maître du grand Escurial, « un dispositif qui symbolise la puissance du monarque »[8]. Sous la forme de la métaphore à peine voilée, Petitet sait parfaitement décrire les processus de quadrillage et de répartition des corps dans l’espace, les processus de contrôle, le châtiment du corps rebelle et indocile par les micropénalités[9]. C’est ainsi que « L’Escurial est illuminé par ses bûchers et obscurci par ses prisons »[10]. Pour comprendre la société moderne, déplier ses plis, le travail de Michel Foucault portera sur les énoncés. Écoutons Deleuze pour en saisir clairement l’idée : « ils ne sont jamais cachés, et pourtant ne sont pas directement lisibles ou même dicibles. »[11] Bien sûr, le problème philosophique est ici politique. Alors que le problème de Foucault est philosophique. Il veut lui lever « son goût du secret »[12]. Cela en fera, non pas un philosophe, mais un archéologiste. Un liseur d’« énoncés ». Normal ! Ils sont là, faits pour être lus. Mais encore faut-il vouloir s’en donner la peine ! « Or, par l’Escuralisation nous devenons des Caïn sous l’œil d’un Dieu censeur qui ordonne toute vérité souveraine. Et qui nous dissuade. Nous demande d’acquiescer », écrit Vincent Petitet[13]. Nous comprenons dès lors notre époque.

 

La littérature sous contrôle ?

 

Cette « topographie de l’acquiescement »[14] dont parle Petitet, on la retrouve explicitement exprimée dans ces mots de Foucault à propos de Blanchot : « Voilà que nous nous trouvons devant une béance qui longtemps nous est demeurée invisible : l’être du langage n’apparaît pour lui-même que dans la disparition du sujet. »[15] N’est-ce pas une dénonciation de l’ordre du discours et de ses pratiques ? Ce sera le sujet de sa leçon inaugurale au Collège de France, et qui sera prononcée le 2 décembre 1970, et dans laquelle Foucault écrit : « Dans une société comme la nôtre, on connaît, bien sûr, les procédures d’exclusion. La plus évidente, la plus familière aussi, c’est l’interdit. On sait bien qu’on n’a pas le droit de tout dire, qu’on ne peut parler de tout dans n’importe quelle circonstance, que n’importe qui, enfin, ne peut pas parler de n’importe quoi. »[16] La domestication de la parole touche à toutes les sphères de la société et de ses langages : médecine, sexualité, politique, management et communication, la littérature aussi. « La discipline est interchangeable »[17], nous dit Petitet en citant Foucault.

Une question se pose toutefois, dans ce court texte de cinquante-deux pages : qui est Philippe II ? Cet essai politique, que l’auteur a subtilement changé en essai poétique, m’a intéressé. Pourquoi ? Parce que nous vivons une époque de transgressions qui ne sont autres qu’un conformisme à l’idéologie de la transgression. La transgression devient un confort. Elle ne subvertit plus l’ordre en place. Elle le conforte. Philippe II, qui incarne ici le Pouvoir sous la forme du « Panoptisme », et que Deleuze définissait à partir de la définition de Foucault dans Surveiller et punir[18] comme « un agencement visuel et un milieu lumineux où le surveillant peut tout voir sans être vu, les détenus être vus sans voir eux-mêmes »[19], devient alors ce « roi-berger »[20] qui veille au grain. C’est ainsi que Petitet l’appelle, pour dénoncer le censeur bienveillant à l’extérieur, et l’instance de contrôle à l’intérieur. À l’extérieur, on peut parler à la suite de Foucault de « systèmes d’exclusion » qui mettent en jeu dans le discours « le pouvoir et le désir » ; à l’intérieur, ce qui se joue dans les discours eux-mêmes et qui « exercent leur propre contrôle [...] celles de l’événement et du hasard »[21]. La question du pouvoir étant subtilement retournée en deux points : la pensée du dehors (pouvoir) et le dedans de la pensée (subjectivation).[22]

Si, donc, Foucault se transforme en « fabuliste »[23], c’est pour examiner la littérature et vérifier le statut de l’écrivain. On pense évidemment à Raymond Roussel, ce poète oublié[24]. Les textes de Foucault seraient donc des fictions. Des fictions qui dévoilent (ἀλήθεια) la vérité. Car le contrôle se place un niveau du commentaire : « Tout se passe comme si, à partir du grand partage platonicien, écrit Foucault, la volonté de vérité avait sa propre histoire, qui n’est pas celle des vérités contraignantes. [...] Comme les autres systèmes d’exclusion, (elle) s’appuie sur un support institutionnel : elle est à la fois renforcée et reconduite par toute une épaisseur de pratiques comme la pédagogie, bien sûr, comme le système des livres, de l’édition, des bibliothèques, comme les sociétés savantes autrefois, les laboratoires aujourd’hui. »[25] C’est alors que l’on comprend que la mission essentielle de Foucault est critique[26]. Tout devient alors clair. « Les débats ne sont plus des consommables monétaires qui pérennisent l’état du monde. On intime de parler du Bien, de ce qui est « moral », de la « Cité bonne » : au nom de la nouvelle morale, un nouvel ordre militaire de la mise en rang, de la mise au pas se répand dans le quotidien, dans l’art et la littérature. »[27]

Tout est d’autant plus vrai qu’il nous faut aujourd’hui déconstruire la déconstruction. Je ne sais où on est allé chercher que l’idéologie dominante de cette triste époque était directement inspirée de la French theory, et notamment de Foucault, que l’on enseigne dans les universités américaines. On peut, au moins à ce niveau, saluer ce livre qui remet les pendules à l’heure : le philosophe français écrivait contre tous les totalitarismes oppressifs de l’homme. Et notre temps n’est que la continuité, sur un autre mode, de ces totalitarismes du XXe siècle.

 

Fin de l’écrivain ?

 

« L’écrivain rend inquiet. Étant tout, Philippe Deux souhaite que l’autre ne soit rien, si ce n’est obéissance. »[28] Je terminerai sur ce passage qui contient, à lui seul, me semble-t-il, le plus funeste danger de notre époque. Le livre de Vincent Petitet se termine sur 1984, le roman d’Orwell. Roman du totalitarisme. Roman de la réduction de la pensée par un appauvrissement de la langue. Roman de l’invention d’une langue domestique pour les robots. L’année de la mort (prématurée) de Michel Foucault était peut-être un avertissement. Mais n’est-il pas trop tard ? Le Ministère de la Vérité, nous répond l’auteur de ce livre, a été mêlé à celui de la Justice et de la Police afin de nous dire, non pas « ce qu’est le réel » mais « ce qu’il devrait être »[29]. Voilà vers quoi nous allons avec les nouveaux censeurs de ce siècle ! Vers quoi d’autre sinon ? Vers une table rase (tabula rasa) de la liberté de l’écrivain ? Et cela au nom de Foucault ? Réponse de Petitet : « Foucault n’est pas l’homme des passions tristes. »[30] Cet essai aura ainsi ce grand mérite : nous rappeler une idée essentielle : Foucault se battait contre toutes les idéologies qui conduisaient au totalitarisme. Tous les totalitarismes ! Vincent Petitet a mille fois raison. Foucault n’aurait sûrement pas aimé cette époque. À sa suite, Petitet écrit. Contre tous ces nouveaux moralisateurs qui sautent comme des cabris sur leur siège en répétant : « Déconstruction ! Déconstruction ! Déconstruction ! »

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[1] Vincent Petitet, Michel Foucault en son Escurial, Paris, Éditions du Vol à voile, 2024, p. 47.

[2] Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Les Éditions de minuit, 1986/2004, p. 11.

[3] Idem, p. 31.

[4] Voir à ce propos « L’Escurial, sévère et exubérant » par Olivier Tosseri, in Historia, 12 janvier 2022.

[5] Paris, Gallimard, 1975.

[6] Gilles Deleuze, Foucault, op. cit., p. 79.

[7] Paris, Gallimard, 1966.

[8] Vincent Petitet, op. cit., p. 13.

[9] Voir Marc Alpozzo, « Les stratégies du pouvoir selon Michel Foucault », in Les Carnets de la philosophie, n°3, avril-juin 2008.

[10] Vincent Petitet, op. cit., p. 16.

[11] Gilles Deleuze, op. cit., p. 60.

[12] Vincent Petitet, op. cit., p. 17.

[13] Idem, p. 17-18.

[14] Idem, p. 18.

[15] Michel Foucault, « La pensée du dehors », Critique n°229, juin 1966, Dits et Écrits, t. 1, texte n°38, Paris, Quarto, 2001, p. 518-519.

[16] Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 11.

[17] Vincent Petitet, op. cit., p. 20.

[18] III, Chapitre 3.

[19] Gilles Deleuze, op. cit., p. 40.

[20] Vincent Petitet, op. cit., p. 23.

[21] Michel Foucault, L’ordre du discours, op. cit., p. 23.

[22] Voir Gilles Deleuze, op. cit., p. 77 et sq.

[23] Le chapitre intitulé « Le fabuliste » est très éclairant à ce propos. Vincent Petitet, op. cit., p. 25 et sq.

[24] Michel Foucault découvrira Raymond Roussel par hasard, dira-t-il. À ce propos, voir Didier Éribon, Michel Foucault, Paris, Champs-Flammarion, 2011, pp. 250 et sq.

[25] Michel Foucault, L’ordre du discours, op. cit., p. 19.

[26] Vincent Petitet écrit à juste titre : « Nous sommes prisonniers d’une véritable jungle des mythologies : notre autre est un Escurial, sous le double régime de la Loi et de ses supplétifs », p. 26.

[27] Idem, p. 26.

[28] Idem, p. 43.

[29] Idem, p. 48.

[30] Idem, p. 49.

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