Heidegger et la conférence de 29, 2è partie
Il nous faut donc partir en quête de l’existence du Néant. Projet éminemment paradoxal si nous considérons que le Néant, ou le Rien, est ce qui « n’est pas ». Voici la suite de cette longue étude, parue dans le numéro 11, des Carnets de la philosophie, d'avril 2010.
Le dépassement de la métaphysique
Il nous faut donc partir en quête de l’existence du Néant. Projet éminemment paradoxal si nous considérons que le Néant, ou le Rien, est ce qui « n’est pas ». Or, nous ne pourrons résoudre ce paradoxe philosophique, que si nous identifions le Néant à l’être. Plus précisément, si nous considérons, tel que le dit J.-L. Marion, que « le Rien n’établira sa primauté qu’en précédant la négation, donc la logique ; ce qui ne se peut qu’en se donnant en personne, originairement et intuitivement, donc – selon le « principe de tous les principes » – et en se légitimant en droit. »[1] Certes, le néant n’est pas une chose. Nous venons de le dire, nous ne pouvons parler du Néant, ou du Rien, qu’en l’associant à une « expression d’un sentiment de la vie »[2]. Qu’est-ce à dire ? Cela signifie que nous pouvons faire l’expérience du néant.
Essayons de comprendre. Nous l’avons vu plus haut, si l’on remonte au fondement de la métaphysique, celle-ci nous dit ce qu’est l’étant en tant qu’étant[3]. Certes, la métaphysique « nomme l’Être » mais en réalité, elle ne vise que l’étant en tant qu’étant. Dans son « destin essentiel », elle manque son objet parce que son propre fondement « se dérobe à elle »[4]. Dans son « oubli de l’Être », la métaphysique abandonne l’homme au seul étant, lui ôtant tout espoir de relier l’Être à son essence. Pourtant, aussi longtemps que l’homme sera animal rationale, il demeurera animal metaphysicum[5]. Il s’agit donc de revenir, pour Heidegger, à dire de l’étant ce qu’il est. Mais cela suppose un effort : celui de dépasser la métaphysique. Ou plus précisément, il s’agit de dépasser, tel que le précise E. Gilson, « cette science de l’étant ainsi conçue, et parce qu’en fait c’est ce qu’elle est, qu’il s’agit précisément de dépasser »[6]. Parce que nous essayons de tenir un discours sur l’étant, nous revenons à son propos à une philosophie première, c’est-à-dire à une ontologie. Et c’est précisément parce qu’elle est une ontologie, que nous pouvons nous interroger à propos de la métaphysique. Il s’agit donc de questionner ce qu’est l’objet de la métaphysique pour la surpasser en tant qu’obstacle à la relation de l’Être à l’essence de l’homme[7]. Certes, cette démarche présente deux inconvénients majeurs : le premier, est de faire courir le risque à l’homme, en réussissant à saisir la racine de la métaphysique, de subir un changement d’essence, et le second, c’est le profond brouillard qui enveloppe l’être heideggérien, qui ne trouve jamais le moindre sens précis au mot[8]. Invités à chercher l’être « au-delà de la métaphysique, nous ne savons de quel côté nous tourner ». Pis, « quand le moment est venu de dire ce qu’est l’être, il se tait. »[9]
La mondanéité du monde
Donc, résumons. Qu’en est-il du Néant ? Le Néant peut-il être donné ? Et comment le serait-il ? Avons-nous seulement accès au Néant ?
Heidegger, distinguant le Néant imaginé du Néant réel, affirme que nous pouvons faire « une expérience fondamentale du Néant »[10]. Tâchons de comprendre en apportant tout d’abord une première précision : l’étant peut nous être donné en totalité, moins, il faut le préciser, sous forme d’objet de connaissance, que dans une disposition, un sentiment, une tonalité[11]. « La disposition révèle « comment on se sent », « comment on va ». En ce « comment on va » l’être disposé place l’être en son « là ». »[12]L’ouverture de l’être-au-monde, le surgissement des étants, dans leur donation au Dasein, se trouve enfermé dans la dispersion propre à la « préoccupation ». Et pourtant, « bien qu’elle ait ainsi l’apparence de se disperser, la banalité quotidienne n’en assure pas moins toujours la cohérence de l’existant en son ensemble, bien qu’une ombre la dissimule. »[13] Afin de bien embrasser la compréhension de ce moment de la conférence, tâchons d’abord de dire un mot de la « banalité quotidienne » à laquelle Heidegger fait référence ici. Dans son ouvrage majeur, SuZ, Heidegger s’est efforcé de penser la quotidienneté (Alltäglichkeit)[14]. Quel est donc le nœud du problème ? Exister, c’est pour moi faire l’expérience du monde. Exister, c’est vivre dans le « règne des ustensiles », c’est faire l’expérience de ses possibilités, « la possibilité fondamentale d’être-dans-le-monde », c’est faire l’expérience d’une « existence (qui) se devance elle-même »[15]. C’est donc habiter un monde de mes possibilités et de mes potentialités. C’est habiter la familiarité[16] du monde dans laquelle je me rapporte aux choses. C’est faire l’expérience de la banalité, c’est-à-dire vivre au niveau de l’immanence de la quotidienneté, ce qui permet au questionnement philosophique de faire de l’être le problème le plus concret. Nous pouvons donc dire derrière G. Steiner, qui a manifestement raison d’écrire : « le « là » est le monde : le monde concret, positif, réel, quotidien. » Et écoutons-le continuer : « Être humain, c’est être immergé, implanté, enraciné dans la terre, dans la quotidienneté terre-à-terre du monde (« humain » comprend humus, le latin pour la « terre »). »[17]
Le monde de la familiarité, c’est donc le monde du « on-dit »[18], de la curiosité[19] et de l’équivoque[20]. « On-dit, curiosité et équivoque caractérisent les manières qu’à le Dasein d’être quotidiennement son « là », l’ouverture de l’être-au-monde »[21]. Mais alors que le Dasein montre l’extrême prétention de vivre une vie pleine et authentique, ce qui le rassure et le conforte dans l’idée que tout « va bien », « être-jeté » dans le monde, « le Dasein existe factivement. »[21] Qu’est-ce à dire ? Le Dasein vit une existence impropre, précipité dans le tourbillon de la quotidienneté, soumis à l’emprise du On, il a lâché prise avec son être-propre pour se laisser submerger par les vapeurs du monde de la préoccupation quotidienne. Nous pouvons alors parler de déchéance (Verfallen), qui est le mode sur lequel le Dasein est quotidiennement au monde, même si ce terme ne doit en aucune manière être entendu selon une signification négative, ou théologique comme le seraient les termes de « chute » ou de « défaut ». Nous pouvons dès lors parler sans mal d’existence inauthentique.
Aussi, le Dasein est le seul étant capable de se poser la question du sens de l’existence, de la mort, et de la vérité de l’Être. À la fois conscience (Bewusstsein) et conscience de soi (Selbstbewusstein), le chemin que doit entreprendre le Dasein « qui conduit de la métaphysique à l’essence extatico-existentiale de l’homme doit passer par la détermination métaphysique de l’«en-soi » de l’homme »[22]. De fait, il dispose de la possibilité de fuir la déchéance ; une fuite devant le hors-de-chez-soi, à opposer à la fuite dans le chez-soi de la quotidienneté, devant l’inquiétante étrangeté (Unkeimlichkeit) de l’être-au-monde jeté et remis à lui-même.
Curiosité, ennui, equivoque : la déchéance
L’analyse de la déchéance n’est en réalité qu’une « première tentative, encore « locale », de dépasser une vision purement « partielle » du Dasein et d’appréhender l’unité structurelle qui sous-tend les phénomènes du bavardage, de la curiosité et de l’équivoque »[23]. Dans l’existence, nous avançons, sans savoir ce qui nous attend, ni vers quoi l’on va, excepté notre propre mort, que personne ne peut endosser à notre place, et qui est notre seule certitude. « Jetés », nous sommes « livrés »[24]. Nous dirons plutôt que nous sommes « embarqués », avec la nette référence pascalienne que ce terme comporte aujourd’hui. Nous vivons parmi les autres, et comprendre leur présence veut dire pour Heidegger « exister ». Puisque « être-au-monde » signifie littéralement dire dans un langage heideggérien être un « être-avec ». Pourrions-nous aller jusqu’à affirmer avec J. Greich que « l’être-au-monde » est « en lui-même tentateur »[25] ? Il est clairement établi aujourd’hui que les descriptions pénétrantes du maître à propos de la familiarité mettent en scène l’homme jeté parmi les choses du monde et des autres êtres vivants, actualisant et réalisant par-là son propre Dasein comme un « être-avec-autrui » quotidien qui l’empêche de venir à lui-même. « Bien qu’elle ait ainsi l’apparence de se disperser, la banalité quotidienne n’en assure pas moins toujours la cohérence de l’existant dans son ensemble, bien qu’une ombre la dissimule. »[26]
Soit nous sommes pris dans le mouvement perpétuel du monde, du bavardage, et du quotidien, soit nous sommes tiraillés par l’ennui. « Ennui encore lointain, dans le cas où c’est simplement tel livre, tel spectacle, tel travail ou telle distraction qui nous ennuie ; mais ennui qui éclôt lorsque « l’on s’ennuie ». »[27] Dans la « mondanité-du-monde » nous ne sommes plus nous-mêmes, nous sommes « factices ». Le Dasein est aliéné. Une aliénation sociale au On qu’exprime le terme allemand Man que G. Steiner se propose plutôt de traduire par Ils[28]. Impersonnalité, neutralité, nous nous livrons à une existence sans forme, inauthentique[29]. « Ontologiquement, cela veut dire : tant que le Dasein s’en tient au on-dit, il est coupé en tant qu’être-au-monde des rapports primitifs et véritablement originaux à l’égard du monde, de la coexistence et de l’être-au lui-même. »[30] Cette vie inauthentique correspond à vivre non par nous-mêmes, mais comme « ils » vivent. C’est donc à peine si le Dasein vit. Le « ils » ici, cela n’est ni moi, ni toi, ni nous. C’est un « ils » impersonnel qui retire au Dasein sa singularité, sa responsabilité. Ce qu’il pense, c’est à travers le « ils. Ce qu’il dit, c’est tout autant à travers le « ils ». Et ce qu’il fait également. Nous pouvons donc en conclure que le « ils » fait le Dasein, et en sa qualité de « ils, ça n’est « personne ».
Paru dans la revue Philosophie pratique, n°8, sept-nov. 2011
Aussi, dans la vie inauthentique, nous avons peur (Furcht). De l’ennui, des opinions des autres, de ne pas être à la hauteur des critères du succès matériel ou psychologique. Cette peur fait partie du flux banal, pré-fabriqué du sentiment collectif. Elle se nourrit et se fuit par les bavardages inconséquents, le flot ininterrompu des banalités, des nouveautés, des clichés, du jargon, de la fausse grandiloquence[31]. Heidegger s’est employé à penser l’agitation du monde en propre. Cet « ennui profond, essaimant comme un brouillard silencieux dans les abîmes de la réalité-humaine »[32] est à rapprocher de la curiosité[33], ou de la joie. En choisissant ces tonalités affectives (Stimmungen) du Dasein, Heidegger entend montrer que l’expérience renouvelée de chacune de ces « situation-affective » (Befindlichkeit) nous permet de lever le voile (Άλήθεία) sur l’étant dans sa totalité[34].
La conférence de 29 distingue l’ennui qui nous saisit durant un spectacle ou un travail insipide, et l’ennui véritable qui « révèle l’existant dans son ensemble ». Il s’agit donc de bien distinguer, tel que le remarque J.-L. Marion, l’ennui de quelque chose, de s’ennuyer soi-même de soi-même à propos d’une chose, d’un troisième et essentiel ennui : « l’« ennui profond » (qui) met en cause le « soi » en personne : on s’ennuie de soi en soi, en sorte que tout l’étant comme tel entre en suspension. […] Ainsi, par la tonalité de l’ennui, le Dasein accède-t-il à l’étant dans son ensemble comme un phénomène donné en personne, sans réserve ni condition ; l’étant en totalité se donne à voir, précisément parce que l’ennui rend indifférentes les différences qualitatives et quantitatives entre les étants. Le Dasein se trouve donc bien jeté comme tel au milieu de l’étant dans son ensemble. »[35]
Néanmoins, Heidegger dans sa conférence nous met en garde : les tonalités-affectives de la joie ou de l’ennui ont beau nous mettre en présence de « l’existant en son ensemble, elles nous dérobent le Néant que nous cherchons »[36]. Est-ce donc une aporie apparaissant dans son raisonnement, ou existe-t-il une tonalité plus fondamentale encore ?
Martin Heidegger (Photo: François Fédier)
(Passez à la troisième partie)
En ouverture :
© Hengki Koentjoro 2008
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1 J.-L. Marion, op. cit., p. 257.
2 C. Tiercelin, « La métaphysique » in Notions de philosophie II, coll. « Folio-Essai », Paris Gallimard, 1995, p. 460.
3 E. Gilson précise néanmoins qu’Aristote ne définissait pas « la métaphysique comme « disant » ce qu’est l’étant en tant qu’étant, mais comme le prenant en considération », L’Être et l’essence, Paris, Vrin, 1948, 1994, p. 367.
4 WM, p. 29.
5 Idem, p. 26.
6 E. Gilson, op. cit., p. 368.
7 Il est à noter qu’E. Gilson apporte à ce projet une critique qu’il reconnaît lui-même d’une grande simplicité, mais qu’il s’agit toutefois de formuler : « S’il faut dépasser la métaphysique de l’étant comme étant, c’est simplement que celle-ci n’est pas la philosophie première ; remplaçons-la donc par une philosophie nouvelle qui soit vraiment première, celle de Heidegger par exemple, mais en dépassant une certaine métaphysique, nous n’aurons pas dépassé la métaphysique. Par définition, et en tant que philosophie première, la métaphysique est un savoir qui ne peut être dépassé. » Op. cit., p. 369. L’embarras dans lequel est jeté E. Gilson s’explique probablement par le fait que la conférence de 1929 se propose clairement de cerner la métaphysique en sa possibilité première à partir d’une expérience. En radicalisant les thèses de SuZ quant à la question du sens de l’être, la métaphysique va devenir à présent question de l’expérience de la métaphysique elle-même, une expérience propre au Dasein qui va le définir dans sa saisie de lui-même. À propos de ce problème philosophique compliqué concernant le dépassement de la métaphysique, nous renvoyons le lecteur à l’article de J.-L. Marion, «La « fin de la métaphysique » comme possibilité » in Heidegger, sous la dir. de Maxence Caron, coll. « Les cahiers d’Histoire de la philosophie », Paris, Les éditions du Cerf, 2006, pp. 11-38.
8 Ces deux remarques sont d’E. Gilson, op. cit., p. 373.
9 E. Gilson, Idem, pp. 373-375. Nous n’allons bien entendu pas tenter de résoudre cette difficulté ici, mais soulignons toutefois que Heidegger n’a pas négligé ce problème, et il dira même plus tard, qu’il appartient à l’essence de l’être de se dérober de toute saisie, car l’être ne peut être découvert, il ne peut que se retirer, et c’est précisément ce retrait qui constitue son essence.
10 WM, p. 55.
11 Cf. SuZ, § 29.
12 Idem, p. 178, trad. F. Vezin.
13 WM, p. 56. C’est nous qui soulignons.
14 SuZ, § 5, § 9, § 11.
15 Emmanuel Levinas « Martin Heidegger et l’ontologie » in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, J. Vrin, 1947, 1967, 2006, pp. 95-96.
16 Cf. SuZ, § 34, B.
17 G. Steiner, op. cit., p. 111.
18 SuZ, § 35.
19 Idem, § 36.
20 Idem, § 37.
21 Idem, § 38.
22 Idem, § 38.
23 WM, p. 36.
24 J. Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation de Sein und Zeit, Paris, coll. « Epiméthée », P.U.F., 1994, 2003, p. 229.
25 G. Steiner accuse cette traduction du mot allemand Überantwortung d’être « boiteuse », « avec sa claire connotation d’une « responsabilité envers ce à quoi nous sommes livrés » - à une actualité, à un « là », à une présence complète et enveloppante. » Op. cit., p. 117.
26 Traduction qu’il propose du terme allemand Versucherisch. « Cette tentation vient aussi bien du dedans que du dehors : « devenu ainsi déjà pour soi-même une tentation, l’être-explicité public maintient le Dasein dans son être-déchu (Verfallenheit) » (SZ 177). Faut-il aller jusqu’à dire que l’équivalent fonctionnel du « Prince de ce monde « est le On ? », op. cit,,p. 227.
27 WM, p. 56. C’est nous qui soulignons.
28 Idem, p. 56.
29 G. Steiner, op. cit., p. 122.
30 Une « inauthenticité » qu’il s’agit moins de comprendre comme un « ne plus être au monde » qu’une fascination par le « monde » et par l’être – avec des autres au sein du « ils ».
31 SuZ, § 37, trad. F. Vezin.
32 « Le Dasein cherche le lointain mais il ne s’en approche que pour s’en faire un spectacle. Le Dasein se laisse prendre uniquement par le spectacle du monde. » SuZ,§ 36, trad. F. Vezin.
33 WM, p. 56.
34 Qui n’est pas sans rappeler le divertissement pascalien. Voir, Pensées, 139, « Divertissement ». Le divertissement est pour Pascal tout ce qui détourne (divertere) l’homme de « penser à soi », c’est-à-dire de penser à sa condition de mortel, de découvrir son néant. Fuyant dans les distractions, ou les occupations plus sérieuses, l’homme s’affaire à occuper chaque jour son esprit afin de s’interdire de penser à sa misère et sa mort prochaine.
35 J.-L. Marion ajoute à ces deux tonalités, celle de l’amour. Cf. op. cit., p. 258-259, voir spécialement note 25.
36 Idem, p. 260
37 WM, p. 57.